LA DESCENTE AU PARADIS
La vie quotidienne, voilà la difficulté » Pierrette Fleutiaux explore notre préhistoire intime.
Une femme est au centre de gravité des nouvelles de Pierrette Fleutiaux, un personnage qui s’oblige à » faire surface « , à se couler parmi ses semblables, à rompre avec l’enfance. Les dix récits de Sauvée ! préservent la mémoire de cette initiation redoutée. Victime et témoin de l’outrage, l’écrivain affronte l’indicible, l’angoisse de naître à la réalité des autres. Elle décrit l’écho intérieur du rituel social, l’entre deux des actes, le mouvement avorté qui nous tire vers le groupe au-delà du désir. Pierrette Fleutiaux écrit à contre courant. Elle montre le dessous des cartes quand la vie se joue à codes fermés.
Dans Sauvée !, Pierrette Fleutiaux s’adonne aux fastes du voyeurisme. Pas celui, ordinaire, qui croit le sexe notre seul tabou, mais celui du plongeur des profondeurs lentes, là où se concocte le drame de la séparation. L’écrivain raconte la déchirure et dissocie le pathos du logos pour tenir la douleur à distance, quitte à payer ce privilège de son exclusion du réel » Le jour d’en haut n’est pas le jour d’en bas. « Le jour de la surface est d’une incroyable brutalité. L’auteur d’Histoire du gouffre et de la lunette (1) et de Nous sommes éternels (2) tient la gageure de rendre compte de cette ascension traumatisante. Les récits de Pierrette Fleutiaux ne pactisent pas avec nos peurs. Ils s’adressent à des lecteurs adultes qui acceptent une vision grave du monde et de l’enfance.
Le secret de la vie
Décrire cet arrachement essentiel ciel, c’est bien sûr écrire, l’écrivain possédant le don ravageur de ne jamais quitter les espaces du sommeil tout en se précipitant sous les projecteurs de l’existence. Pierrette Fleutiaux consacre ses nouvelles à cette remontée, une émigration fataliste vers un lieu d’accueil désenchanté : » La vie quotidienne, voilé la difficulté. » L’héroïne de Pierrette Fleutiaux est un corps regard qui s’approprie la totalité des apparences avec les armes du rêve, une narratrice broyée de compassion pour ses frères compromis dans la brève affaire de vivre
Chaque récit est l’histoire d’une compromission : quitter le ventre des origines où le sujet jouissait d’être objet afin d’accéder à la surface du monde en quête de contrats dont le plus vanté est le bonheur. Atteindre cette première lumière grise et triste, sociale en quelque sorte, ne s’obtient pas sans douleur, les êtres se cognant, hermétiques, les uns aux autres (le Cylindre ou En voiture) longtemps avant de s’étreindre. Pour y parvenir, il faut déblayer le passage, découvrir la corde qui permet de se hisser, arracher le cordon ombilical qui nous a initiés au désir d’amour. Il faut passer d’une immense étendue de pressentiments sans âge, aux sentiments qui rétrécissent le temps.
Egaré parmi les humains, on n’est pas sûr d’apercevoir le ciel promis qui, parfois, comme l’espoir, est une échappée éphémère au dessus de l’entassement urbain. Lâché à l’extérieur, l’homme perd le secret de la vie. Dans Sauvée!, qui donne son titre au recueil, la narratrice se réveille en pleine nuit et perçoit » quelque chose d’énorme, d’absolument révoltant [qui] était assis sur la ville. On était dessous, pris par surprise, déjà assommés, sans espoir de pouvoir se dégager « . Les nouvelles de Pierrette Fleutiaux ne se réduisent pas à une révolte. Ce qui est en jeu c’est la soumission à la dimension collective du langage, au détriment du cri individuel.
Vivre ensemble, c’est se contenter d’un visage de façade. Une fois de plus, refaire surface pour comprendre â quelle vie apparente on nous assujettit, quel rôle il a fallu choisir pour devenir membre d’une société à un moment de son histoire, une existence tirée au sort comme si vivre était un accident dans la superbe amnésie de l’univers. C’est le thème magnifique du Fond de l’esprit et de toutes les nouvelles, sauf une qui échappe quelque peu à l’amertume : Dans la rue est l’aventure d’une jeune femme qui ramène un enfant perdu dans sa chambre. Une magnifique bouffée de tendresse. L’enfant jeté au monde serait il l’unique raison de fermer les portes et d’inventer l’amour?
Cette interrogation capitale remplit les histoires de Pierrette Fleutiaux. Faut il tenter cette escalade périlleuse, cauchemardesque, drôle parfois, qui nous maintient à la périphérie des événements? Est il nécessaire, comme Nadia (le Mariage de Nadia), d’être asservi à une biographie rédigée d’avance?
Pierrette Fleutiaux est un écrivain d’une violente originalité dans un temps où les écrivains craignent d’exhiber la part fantastique de l’imaginaire. Elle regarde la vie avec ies yeux des morts. Elle nous incite à retrouver notre préhistoire intime. Avec la narratrice, nous nageons vers une autre vérité, celle de la pénombre trouble. Pierrette Fleutiaux n’écrit donc pas « serré « , comme il est de mode pour être efficace. Elle s’interdit le coup de talon convenable, coup d’épée dans l’eau, qui la propulserait dans le désert des fictions sans risque. Son écriture remue ciel et terre, laboure un chemin lourd d’argile dans la complexe épaisseur des sensations, s’octroie les méandres où se décante le retour aux sources. C’est une écriture difficile, qui contraint les images habituelles à évoquer les zones intermédiaires et muettes où grouillent nos terreurs, explosent nos joies, une zone de vertige qu’un lecteur léger pourrait assimiler à la folie, mais qui est le domaine de l’écrivain, ce kaléidoscope onirique qui recompose la nuit de notre destin. Nous sommes en visite comme on entre chaque soir sur scène. Le dialogue n’est qu’appel au secours déguisé. C’est ce monologue souterrain que l’auteur pousse au paroxysme.
Pierrette Fleutiaux veut épuiser par les mots la totalité de notre présence au monde et révéler les cryptes où se cache notre solitude. Là se reconnaissent les écrivains, ceux dont l’oeuvre est un somptueux reportage sur l’homme en transit, menacé, glorieux et humble, faible et combatif, hanté par la nostalgie d’une béatitude initiale dont aucun dieu ne promet les retrouvailles, et indécis quant à l’enfer ou au paradis que seraient les autres.
Hugo Marsan, Le Monde ( 28 mai 1993 ).
(1) Juillard, 1976.
(2) Gallimard, 1990, repris en « Folio » (n°2413).