CHOEURS ET COEURS DISCORDANTS.
Avant de pénétrer dans le roman de Pierrette Fleutiaux, « Nous sommes éternels, » on se dit : le style est aérien, il danse, il flotte, il s’élève et retombe souvent au ralenti, il nous entraîne, il tourne, il virevolte et nous donne un vertige impérissable. Nous comprenons avant de saisir toutes les situations romanesques de « Nous sommes éternels » pourquoi le livre est aussi dédié à Anne Philipe, cet écrivain de grande race dont la disparition est comme un silence inconsolable. Elle perçut un jour en Pierrette Fleutiaux la romancière que cette dernière vient de devenir, après nous avoir donné surtout des recueils de nouvelles.
« Nous sommes éternels, » avec ses huit cents pages nous laisse stupéfaits parce que l’ouvrage raconte une seule histoire d’amour, celle d’une sœeur Estelle et de son frère Dan, l’une accrochée à la musique d’un piano, l’autre, nouveau Nijinsky de feu, domptant, en danseur, l’espace. Amours caressantes et secrètes au sein des jeux de l’enfance, amours qui se transportent dans les espaces de villes mythiques, comme Paris, New York, Vienne, amours que tout légitime et où l’acte incestueux ne saurait être ni un crime, ni une erreur, mais ressemble à un doux accomplissement à peine chuchoté par des mots qui glissent
Les démons, les cauchemars, les songes terrifiants que, avant elle, seuls les Grecs antiques avaient inventés, Pierrette Fleutiaux les parsème dans son roman comme des obstacles de l’existence ou, mieux, comme des dépassements de l’imaginaire. L’auteur de« Histoire de la Chauve souris » signe là, avec sa griffe de femme qui parfois se métamorphose en Errynie, en goule ou en succube, un roman original.
Certes d’effrayants secrets habitent la famille d’Estelle et de Dan, la mère, Nicole, le père, et la sueur Tiresia, enveloppée dans un deuil d’apparente folie. Parfois aussi Estelle ne s’appelle-t-elle pas Claire et serait elle vraiment la fille de ses parents ? La Résistance, le camp de concentration viennent jeter le trouble de l’Histoire qui détruit les identités. Ce roman eut pu être un labyrinthe où l’attention aurait été sans cesse pervertie et investie par des coups de théâtre qui effectivement se succèdent par des monstres humains qui apparaissent, comme cet Adrien, pour troubler la fête des âmes à laquelle se livrent Estelle et Dan ; mais celle ci est si impérative à leurs cœurs et à leurs corps, si au delà de la mort (le cercueil de Dan passe, mais on se demande s’il n’est pas vide), si lancée vers l’oraison mystique que tout est dévasté, aboli, brûlé autour d’Estelle et de Dan. Les amoureux poursuivent dans une sorte d’air de gloire, d’élévation leur cheminement devant lequel aucune fin, aucune mort ne prévaudront.
Avouons-le, je n’aurais jamais cru et comme j’ai eu tort de ne point faire confiance à Anne Philipe que Pierrette Fleutiaux en dépit de sa bourse Goncourt de la Nouvelle pour « Métamorphoses de la Reine » en 1985, pourrait s’extraire de ses drames envahissants afin de se vouer à un roman qui, sans abandonner les noirceurs et les ténèbres chères à l’auteur de « Histoire du gouffre et de la lunette », se lance dans un énorme défi et le relève avec maîtrise. Chapeau bas !
Joël Schmidt.