L’ÉTERNITÉ RÉCONCILIÉE.
La rentrée romanesque, en ce qui concerne la littérature française, est accomplie, reste la distribution des prix. De petits garçons passent pour les meilleurs élèves, il est vrai qu’ils sortent des meilleures universités américaines , un clown triste vieillissant semble avoir raté le coche (il a rendu sa copie trop tard et son écurie se retrouve à poil). Néanmoins il y a cette saison de l’inattendu dans les officines de bocks : certains outsiders sont en tête au premier virage, parmi eux une romancière et nouvelliste défia reconnue mais peu répandue : Pierrette Fleutiaux.
Voici un roman français de 822 pages, un gros, de cette espèce d’objets qui n’existe quasiment plus. Il s’intitule « Nous sommes éternels » et les aléas temporels de l’édition ne semblent pas le concerner : un roman français de tant de mots, on n’en a publié depuis des lustres, à tout le moins de littéraires. Encore murmure-t-on que Gallimard a demandé à Pierrette Fleutiaux de couper quelque peu.
L’intérêt d’insister sur cette ampleur ? Que c’est une recherche, du temps perdu et de ce qui tend ce temps, des mystères. » Du plus loin que je me souvienne, je vois le visage de mon frère. II me semble qu’il avait toujours été là avec moi, avant même qu’il ne naisse. « Ainsi commence non pas tout à fait le roman, mais le récit d’Estelle, sa narratrice. Il s’agit de l’amour mystique qu’elle porte, de toute sa volonté, à ce petit frère Dan. Quand il est né, malingre avec la jaunisse, elle l’a trouvé laid. » C’est ton frère « a dit le père et c’était la loi. Donc l’aimer et sans réserve, sans même penser qu’il pût en aller autrement. Estelle et Dan ne feraient qu’un, cela ne se discutait pas. Mais cela se construit. Le roman est la difficile genèse de cet être unique en même temps que la douloureuse expérimentation de ce qui le sépare, le temps donc, les secrets du sexe et la mort, mais une mort spirituelle, une fois connues les choses cachées.
Dans un recueil de contes modernes mais immoraux inspirés de Perrault (« Métamorphose de la reine »), Pierrette Fleutiaux intervertit volontiers les personnages dans les rôles de l’effroi et de la menace, cette interversion est aussi une inversion ainsi la femme de l’ogre est elle plus redoutable à cuisiner les enfants que son mari à les consommer, ainsi surtout dans le conte intitulé Tendron, Cendrillon est-il, elle un garçon, ou fille garçon, déjà.
Nous sommes donc toujours au plus près de la terreur. Mais c’est la vertu du ton de Pierrette Fleutiaux que d’installer d’emblée une angoisse obscure dans les premières perceptions communes de l’être Estelle Dan : la maison qui bouge, la tristesse du père, les crises nocturnes de la mère, les silences du médecin de famille et la présence énigmatique de Tirésia, silhouette indéchiffrable.
La seule énumération de ces figures est exagérée, laisserait croire à des procédés banals du fantastique, si l’on peut dire, mais il n’en est rien. Rien ici n’excède l’ordinaire d’une inquiétante étrangeté somme toute universellement partagée. Pierrette Fleutiaux travaille d’ailleurs sans effets spéciaux, avec les techiques, mais toutes les techniques, habituelles de la construction romanesque, dans des décors classiques : une petite ville de province pour l’enfance, plus tard les toits de Paris, un loft à New York, un couvent. Les personnages sont de chair et d’os, se parlent, correspondent, font l’amour (évidemment, là, il y a des pépins). Fleutiaux, donc, n’en rajoute pas, elle a tout simplement cet art de frôler l’innommable. Faut il ajouter que l’on ne sort pas de là tranquille ?
» Dans un moment de difficulté, écrivait Pierrette Fleutiaux en 1984, j’ai voulu revenir aux contes de l’enfance, ceux qui ont pénétré si tôt dans la conscience qu’ils constituent un réel au même titre que le Réel. « En changeant les contes pour la tragédie grecque et l’enfance pour la vie achevée, on y est.
Tous les jurys de la saison des marrons ont retenu Nous sommes éternels dans leur sélection d’avant solde. Bon, il y a de l’espoir. Reste à savoir si l’un d’entre eux aura l’audace de livrer à la vente en masse un roman de ce calibre. La littérature y trouverait son compte, ipso facto le lecteur et ce pourrait être le signe que quelque chose bouge dans les mœurs.
Marc Giuliani.