MON ENFANT, MON FRÈRE.
Plus de huit cents pages : il en fallait bien autant pour décliner le mot » éternité » contenu dans le titre du roman de Pierrette. Et encore y est il presque à l’étroit, l’amour d’Estelle et de Dan, dans ce gros roman ! Amour qui excède les limites, celles du temps donc, mais aussi celles que notre humanité tente d’assigner à la passion, afin, sans doute, de s’en prémunir.
Immense geste de l’amour fou, légende, plus que chronique, d’une passion élevée jusqu’au mythe, poème qui coule son lyrisme dans une forme romanesque… C’est cela que parvient à être en ses meilleurs moments, le livre de Pierrette Fleutiaux.
Cinq personnes habitent l’espace familial de la » maison Helleur » le père, Andrew Helleur, avocat ; Nicole, sa femme ; les deux enfants, Dan et Estelle, la narratrice, de cinq ans l’aînée; Tirésia, enfin, figure tutélaire, énigmatique et silencieuse, vrai centre et coeur secret de la « maison », détentrice cela est clair dès le début du livre et se trouve confirmé par le dénouement de sa vérité cachée. À côté vit une autre famille, les (bien nommés) Voisin, dont le fils, Adrien, viendra heurter, avec toute sa violence et son dépit, ce secret pour tenter de le briser; mais c’est cette violence elle même qui se brisera…
À l’intérieur de cet espace, favorisé, permis, par l’atmosphère qui y règne éclos en elle, le noyau de l’amour de Dan et Estelle. Amour qui n’est pas d’élection, de choix, amour archaïque s’imposant au corps et à l’esprit, comme une totalité qui s’oppose et se substitue à celle du monde. Ce noyau est celui d’un rêve, d’un mythe : celui de l’unité reconstituée contre la réalité, contre la peur, « peur de perdre l’autre dans la mort, Dan, peur de le perdre dans la vie, peur du désir qui change, passe par ici puis par là. C’est de cela qu’ils parlent tous. Ils ne parlent pas de la danse, ni de la musique, ni de la justice, mais de cela, de l’amour qui trahit. Et dans la rue, moi qui suis revenue dans leur monde, moi aussi j’ai peur maintenant, oh ! Dan, mon frère, mon petit frère, pourquoi m’as tu envoyée dans ce monde où je suis ? »
L’amour, ici, n’a pas de contours précis. En lui se retrouvent aussi bien l’érotisme le plus fervent que l’affection et la tendresse filiales. Pour un tel amour, un nom existe inceste. Un nom appelant immédiatement l’interdit qui le referme sur lui même, qui protège et fonde l’équilibre psychologique et social de l’homme, de la civilisation. Mais s’agit il bien de cela? Et ce nom peut il interpréter ce rêve passionné de complétude que poursuivent les deux jeunes héros? II faut, ici, maintenir cette question ouverte, tout le déroulement de l’intrigue imaginée par Pierrette Fleutiaux y étant suspendu.
Le noyau fracassé
Cette intrigue, foisonnante, trop riche ? D’une multitude d’épisodes qui viennent s’emboîter les uns dans les autres, il serait difficile de la résumer. De la naissance de Dan à l’adolescence des deux jeunes gens, de l’enfance commune à la séparation et aux retrouvailles, à New York, puis à Paris, elle se développe selon un schéma non linéaire que commandent la réminence et la sensibilité exacerbée, meurtrie, d’Estelle. Les différentes parties du récit convergent finalement vers un centre qui s’est constamment dérobé tout au long du livre : qui teint au secret longtemps scellé et répond à la question. « Quelque chose en nous savait vers quelle catastrophe roulait notre avenir et ce qui dans ce passé avait faussé les directions.
L’amour des deux jeunes gens et fait d’Estelle la dépositaire de cette éternité. Le sombre et sauvage rituel funéraire auquel elle se livre appartient à cet univers qui n’est plus tout à tait le nôtre. Antigone farouche d’une injustice qui ne ressortit pas à l’ordre humain. Estelle se fait la gardienne du sol et des morts : » Mon frère était la source de mon être et depuis qu’il n’est plus, cette source est corrompue. étouffée de végétation pourrissante. »
Au contraire de Dan et de sa mère Nicole, elle est impuissante à inscrire les arabesques de la danse l’un des thèmes principaux du roman dans l’espace, à dessiner dans l’air la géographie imaginaire des gestes et du mouvement. Femme de la terre, elle doit « ruser avec les vivants » et même avec Dieu, lorsqu’elle se retrouve au couvent. Invoquant sans cesse une femme écrivain, elle rêve d’un opéra fabuleux encore à écrire, qui pérenniserait son amour, chanterait son vertige.
Généreux, superbement inspiré, habité, Nous sommes éternels est très probablement l’un des livres marquants de cette rentrée. Les moyens de Pierrette Fleutiaux sont à la hauteur de son ambition. Mais son livre vaut davantage par son lyrisme et par cette inspiration que par le montage romanesque qu’elle met en oeuvre. Les dernières pages, par exempte, nouent un peu trop vite les fils de sa complexe tapisserie, réparent, pour ainsi dire, la déchirure que tout le livre s’était employé à ouvrir, à montrer. Le lecteur est saisi d’un désir contradictoire : assister à une construction plus serrée, plus convaincante et jouir en même temps du libre déploiement lyrique, qui n’aurait besoin de se contraindre dans la nécessité d’une cohérence narrative.
Patrick Kéchichian.