MON FRÈRE, MON AMOUR.
L’énorme livre : plus de huit cents pages. Mais trancher là dedans serait torturer la chair, le corps de l’amour. Pierrette Fleutiaux raconte l’histoire de la maison Helleur, d’une famille établie à la sortie d’une petite ville de province. Il y a un jardin, une prairie, un pommier, un grenier, un fossé, une grotte, un cimetière. Tout le trajet entre la vie et la mort.
Le père, Andrew Helleur, d’origine anglaise, n’a jamais proponcé qu’un mot de sa langue devant ses enfants. II est avocat, modeste, écrasé par le silence, désarmé. La mère, Nicole, passe son temps à danser dans un garage tendu de bleu. Elle poursuit le rêve d’être danseuse étoile, ailée, un ange. Elle néglige sa fille Estelle. La petite sent un vide entre elle et sa mère. Un amour abstrait distrait. Car un secret ronge la maison Helleur. Estelle a cinq ans lorsque pair son petit frère Dan. Alors (amour resplendit dans sa densité, sa puissance, un sentiment d’éternité. Dan et Estelle sont à la source l’un de l’autre. « Il est la racine de mon être » dit Estelle. « Il était venu au monde pour dire mon nom afin que je ne sois plus jamais seule. »
Le premier mot que prononce Dan, bébé, sous une pluie de fleurs de pommier, c’est Estelle. C’est elle ! Mais un quatrième personnage vit dans la maison Helleur : Tirésia, une étrange dame voilée, aveugle, qui joue du piano, se tient à distance d’Estelle, ne se laisse jamais toucher par elle, tout en réussissant à incarner une véritable, une centrale présence, une certitude magnétique et profonde au sein de laquelle les enfants respirent et se testent
Estelle et Dan perçoivent les indices du man des lambeau de conversation, des bribes de querelle de tensions. Il faudra des phrases nues pour que se dissipe le mystère, qu’un grand pan de ténèbres se lève sur l’ horreur originelle. La tragédie allonge l’Histoire, la guerre, le cauchemar, le sacrifice, la mutilation des corps. Plus profondément encore elle s’enracine dans ce magma, ce chaos terrifiant dont nous venons tous: l’eau, le froid, la nuit, la mort, le sang, la douleur.
« Nous sommes éternels », sans suivre un cours linéaire, développe cet opéra funèbre, acte sombre liturgie de la famille Helleur Estelle écrit quand tout est révolu quand le drame a libéré tous ses poisons, toutes ses fatalités. Cette connaissance de la fin imprègne tout son récit d’un lyrisme lumineux et noir, d’un superbe pathos comme un chant de deuil, un long chène constelle de réminiscences bienheureuses.
Estelle et Dan vont s’aimer d’une passion attentive, réceptive, fusionnelle, dans le jardin, le grenier, la chambre. Ils ne forment qu’un bloc de présence, de prescience. L’arrivée d’une tripotée de cousins gaillards et séduisants casse le cercle surnaturel et les chasse du paradis. Une phrase de Dan va consacrer la rupture. Dan part à New York pour devenir danseur comme sa mère. Danser, car la terre nous désire et il faut surmonter cette attraction mortelle et sa voracité. Tout le roman tient dans la tension entre ces deux phrases : La terre nous désire. Nous sommes éternels.
Estelle et Dan se perdent, se cherchent. Estelle se marie, fuit son mari, retrouve enfin son frère et son amour. Puis la catastrophe s’abat sur tous les membres de la famille. Le pacte fou et mensonger scellé à l’origine de la maison Helleur est la eaux de acte déchéance, de cette chaine de désastres. C’est lui qui lance la quète éperdue d’Estelle pour rejoindre son frère, se fondre de nouveau avec lui, le protéger de la solitude et des menaces du monde. Le livre tressaille de cette terreur, de ce désir d’une lie de lumière.
La longueur du roman est nécessaire à notre immersion dans son mystère, son récitatif, ses enchevêtrements, ses questions, ses contemplations, ses hantises, ses féeries, ses monstruosités, ses invraisemblances envoûtantes. II faut cet océan de mots, d’élans, d’effrois, de cris, de délices pour qu’on entre dans la chair blessée de l’angoisse et de l’amour.
Tout est d’une infinie fin. Ce n’est pas un roman d’analyse mais d’intuitions, de perceptions, de visions, avec des scènes étonnantes. Une écriture fluide. inquiète, ingénue, aux images belles et profondes, subtile dans sa simplicité. C’est de toute beauté.
Anne Marie Paquotte.