TELLEMENT AU-DELÀ.
L’U.s. : « Nous sommes éternels » est votre sixième livre. Il a eu beaucoup plus de retentissement que les premiers. Comment expliquez vous cette différence d’accueil ?
Pierrette Fleutiaux : Ce que j’ai écrit jusque là relève de la littérature fantastique. On accepte celle-ci des écrivains sud américains comme Garcia Marquez ou Julio Cortazar qui a préfacé un de mes livres, mais elle n’est pas dans l’esprit français. Ce livre est le premier dans lequel je raconte une histoire romanesque mettant en scène des personnages proches de la réalité et il est de ce fait beaucoup plus accessible.
L’U.s. : 800 pages, est-ce un choix délibéré ?
P.F. : Les romans que j’avais écrits jusque là étaient courts, serrés, léchés. Je pensais que faire quelque chose de long, ce n’était pas pour moi et je redoutais le reproche d’ » écriture féminine « . Mais j’ai acquis de la force, de la maturité et j’ai eu envie de retrouver l’ampleur romanesque des romans russes ou anglais ; j’ai osé cette fois aller au bout de ce que je pensais et sentais, au bout des émotions ; j’ai laissé venir. Et cette histoire s’est inposée avec tellement de force… Les personnages se sont développés, leur existence allait de soi. J’ai beaucoup de tendresse pour eux, même ceux que j’ai le moins gâtés comme Adrien. On a passé quatre ans ensemble. C’est un peu triste de vivre sans eux maintenant !
L’U.s. : Vous décrivez l’amour extraordinaire, absolu qui unit un frère et une sœur, le regard tendre et inquiet qu’ils portent sur leurs parents et leurs deux ou trois voisins, un univers familial nimbé dans une sorte de mystère, de mal secret qui n’est révélé qu’à la fin. Comment en arrive-t-on à imaginer un monde aussi complexe et cohérent ?
P.F. : Je n’ai aucune idée de la façon dont tout cela s’est mis en place. Je voulais évoquer l’atmosphère d’une petite ville de province et j’avais envie, comme tout le monde, d’écrire un grand roman d’amour. Bien sûr, il y a des lieux, des ambiances, des émotions qui font partie de ma vie : Estelle me ressemble un peu ; M. Helleur a bien des traits de mon père ; j’ai vécu dix ans avec un jeune homme qui avait alors l’idéalisme de Dan ; il m’est arrivé d’écrire un livret d’opéra ; la personne avec qui je vis maintenant a une petite fille qui m’a fourni le dénouement que je n’arrivais pas à trouver… Mais tout est transposé, recréé. Cette histoire est complètement imaginaire. La rencontre avec l’Histoire, elle, m’a été inspirée par des lectures sur les camps de concentration et les expériences » médicales « qui ont pu s’y faire. J’ai pressenti que l’horreur parfois pouvait atteindre un tel degré qu’elle devenait indicible et que des familles entières pouvaient avoir été marquées par des secrets aussi lourds. Cela m’a d’ailleurs été confirmé par Annette Kahn, dont la mère a » craqué « au moment du procès Klaus Barbie et a révélé à ses enfants devenus adultes des souffrances dont elle n’avait jamais pu parler jusque là. Elle le raconte dans son récit autobiographique Robert et Jeanne.
L’U.s. : À la fin du roman est révélée la falsification des relations familiales. On regrette presque ce dénouement ; l’amour entre Estelle et son frère était si beau ainsi…
P.F. : J’y tenais absolument. Il fallait pour moi que ce soit ainsi. Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les relations naturelles inceste ou pas, ce n’est pas le problème mais ces liens presque fusionnels que créent le fait de vivre sous un même toit, la proximité, la contiguïté. Je tenais aussi pour cela à ce que M. Helleur ait élevé des enfants qui n’étaient pas les siens. Et puis cette vie de couple à trois, je voulais que ce soit possible. Un homme épouse une autre femme sans abandonner la première ; et ici, la femme en noir a inventé une solution vivable. C’est bien mieux ainsi, même s’il y a toujours souffrance et mensonge à l’égard des enfants. Mais peut-on révéler le mal aux enfants ? (Le regard que la petite fille porte sur les adultes qui l’entourent montre que si elle ne comprend pas ce qu’on lui cache, elle sait qu’on lui cache quelque chose. Il en est toujours ainsi avec les enfants.)
L’U.s. : L’atmosphère est tragique et heureuse à la fois. Vos personnages sont victimes d’une sorte de destin. Mais, en même temps, les rapports entre les êtres sont dépourvus de méchanceté et de médiocrité ; les deux jeunes gens vivent un amour fou, absolu. On est heureux en lisant votre roman.
P.F. : C’est la folie de l’histoire qui crée la folie de cet amour. Sinon c’est un amour heureux en effet. J’ai voulu imaginer un amour total que rien ne pouvait abîmer, un amour insécable du fait qu’Estelle et Dan avaient partagé enfance et famille. C’est une façon d’exorciser le temps qui passe, les amours qui se défont, l’amour inquiétude… Le tragique vient de ce que la mort est partout et rend l’émotion très intense.
L’U.s. : La musique et la danse sont pour vos personnages des façons d’exister. En est-il de même pour vous ?
P.F. : La danse ne fait pas partie de mon univers, pas plus que la musique. Mais j’ai lu beaucoup de choses sur Merce Cunningham dont je me suis inspirée pour le personnage d’Alvin et j’ai été marquée par une très belle chanson de Souchon : » Saute en l’air, mon p’tit frère, la terre est une carnassière. « J’ai imaginé que la danse pouvait être une façon d’échapper à la mort, de l’éloigner, de la provoquer.
L’U.s. : La révélation sans cesse différée du secret, l’évolution des rapports entre le frère et la sœur sont le ressort romanesque de votre histoire et entretiennent un suspense continu. Est-ce le résultat d’une technique consciente ?
P.F. : Pas du tout. Je n’ai aucune technique. Mon histoire est très simple : elle va de la naissance à la mort. Et pour le reste, j’ai laissé venir. Après coup, j’enlève une phrase par ci par là quand j’en ai trop dit, comme dans les romans policiers. Je rature bien sûr, mais comme j’écris directement sur ordinateur, je ne m’en aperçois plus guère. J’écris par grandes respirations avec parfois des virgules à la place des points, à la manière des versets, parce que cela correspond mieux à mon rythme intérieur, aux émotions profondes.
L’U.s. : Écrire, c’est un effort, un plaisir ?
P. F. : Ce livre là m’a donné trois ans de plaisir plus un an de rabotage. L’écriture m’aide à mieux vivre ; elle me donne de la force, de la générosité. Si c’était un devoir, je ne le ferais pas. Des devoirs, j’en corrige toute la journée et j’ai bien assez de travail au lycée. Quand j’écris, j’ai moins peur de la vie. Cela m’aide d’ailleurs dans mon métier parce que cela me donne de la gaieté et de l’énergie, c’est essentiel pour faire marcher une classe.
L’U.s. : Quel regard portez vous en tant qu’écrivain sur l’enseignement de la littérature ?
P.F. : En France, les exercices scolaires me paraissent contraignants et ardus. Les élèves analysent des textes, ils ne lisent pas assez. Ce ne sont pourtant pas de futurs critiques littéraires que l’on doit former, mais de futurs lecteurs. On leur fait peur avec l’explication de texte ; c’est comme si on commençait la musique par des années de solfège. L’esprit français ne fait confiance qu’à l’intelligence. S’il est utile de savoir analyser un texte de journal, en littérature il faudrait les laisser réagir plus librement. Même les plus cancres comprennent et retiennent quelque chose de ce qu’ils lisent. Ce n’est pas parce qu’ils ne savent pas l’exprimer qu’ils n’ont rien dans le coeur. L’expérience du Goncourt des lycéens m’a paru intéressante dans ce domaine. Les élèves ont tous lu douze romans de la première liste Goncourt et vont même en présenter certains au bac. Mais va-t-on les interroger dessus ? Quelle note auront-ils puisqu’ils ont lu sans glose, sans critique ? Ils ont acquis là pourtant une liberté précieuse et certainement le goût de lire.
L’U.s. : Vous êtes professeur à temps plein en lycée. Vous aimez enseigner ?
P.F. : Finalement oui, même si j’ai mis du temps à m’en rendre compte. J’ai pendant des années essayé d’y échapper, j’étouffais, j’étais exténuée. J’ai passé sept ans aux Etats Unis, j’ai tenté d’autres métiers. Mais je n’ai rien trouvé de mieux. Maintenant j’en vois surtout les avantages : la sécurité financière, l’indépendance, la possibilité de se mettre à tout moment à mi temps ; et puis le contact avec les jeunes, le plaisir de sentir une classe qui marche…
L’U.s. : Quand on a deux métiers aussi prenants, il doit être difficile de participer à la vie syndicale de son établissement .
P.F. : Je ne vais qu’à une réunion sur deux, et franchement, je ne suis pas bonne pour ça. Il paraît que je pose toujours les problèmes de travers… Je ne suis d’ailleurs pas toujours d’accord avec le S.N.E.S., comme par exemple au sujet des grèves de 24 heures que je trouve inutiles, de ce que je perçois comme un » non » systématique à tout projet nouveau ou la volonté de » toujours plus d’école « . Mais je suis au S.N.E.S. parce que c’est le seul syndicat qui soit vraiment actif. C’est capital, un syndicat, pour surveiller, informer, discuter avec le ministère. J’ai aussi beaucoup d’estime pour mon secrétaire de S1. Il veille sur nous. J’irais jusqu’à me syndiquer seulement pour lui faire plaisir…
L’U.s. : Vos collègues et vos élèves ont lu votre livre ?
P.F. : Oui. Certains élèves étaient tout étonnés d’avoir pu lire tant de pages. Beaucoup l’ont acheté en tout cas et cela m’a beaucoup touchée. Quand on aime un auteur contemporain, c’est un acte de reconnaissance à son égard de lui acheter son livre. L’éditeur ne lui fait d’avance ensuite que s’il a eu un gros chiffre de vente. Quand on passe en livre de poche, on a la satisfaction de rester plus longtemps sur les rayons de librairies, mais on ne gagne presque plus rien. Peu d’écrivains vivent de leurs livres. II faut soutenir la création artistique.
Propos recueillis par Catherine Elzière.