FRANGIN, FRANGINE.
Au bout de quatre années d’écriture est-ce par la grâce de notes savamment classées ou le miracle du micro ordinateur ? à la fin de ce long souffle de 822 pages, on en revient aux premières qui, évidemment, nous expliquaient le presque tout, le pourquoi ça, ramassé comme un chat aux aguets qui aurait assisté à la naissance de Dan, le frère d’Estelle la narratrice, le fils de » notre mère Nicole « . Dès cet instant elle n’avait pas 7 ans » nous avons su lire le corps de Tirésia avant toute autre chose, et tous les livres que nous avons lus par la suite ont subi cette précédence du livre premier, du corps de Tirésia « , et de son regard aveuglé par ses lunettes noires.
Il y a donc, dans la » maison Helleur « , le père Helleur, avocat qui se dit de » second ordre « , la bonté faite lassitude, et qui passe la nuit sur des dossiers obligés, tandis que sa femme, notre mère Nicole, danse inlassablement, dans un garage tendu de bleu ciel, sur le Boléro de Ravel. Les enfants une entité : Dan et Estelle, Estelle et Dan savent que partout, dans et hors la maison Helleur, les précède et les accueille l’attention silencieuse de Tirésia, qui ne joue plus du piano depuis que les étranges » brises venues de si loin… avaient métamorphosé nos parents en grandes fleurs, Tirésia la rose pourpre, Nicole la rose jaune, notre père le camélia blanc, et leur fille Estelle en un nuage de plumetis rose « . Et Dan, absent de cette unique vision du bonheur familial ? Caché peut être sous le pommier, épelant ses premiers mots : » C’est elle « , attendant que sa sueur amante le rejoigne dans leur grotte ou grenier.
Ce sont les vêpres de l’amour fou entre une sueur et son frère, elle qui raconte et lui qui danse, comme la première fois, pieds nus sur la pelouse, en chantant : » La terre nous désire. » Derrière eux, l’ombre d’un secret, qu’on pressent lié à la guerre, à la mort et à l’horreur absolue des camps ; on craint une nouvelle mouture du Choix de Sophie de William Styron, mais Pierrette Fleutiaux est trop habitée pour copier. Avec son Estelle, » la femme qui erre la nuit « , elle est devenue amoureuse de l’amour entre Estelle et Dan. A la mort de Dan, l’auteur n’a pas trop de pages pour procéder à son » retournement des morts « , car tu es poussière et tu retourneras à la danse pour la terre…
La réussite de Pierrette Fleutiaux est que ces gens sont là, à côté de chez nous Helleur, sa folle femme Nicole, la sombre Tirésia, qui communique par son corps avec les enfants, le docteur Minor, qui fait partie de la maison, et qui s’oppose parfois à l’avocat Helleur en une interminable » querelle » derrière les vitres fermées d’une voiture, le voisin Adrien, voyeur, jaloux, méchant, amoureux de mère et fille, qui sera le passeur de la mort.
Mais le mystère de la naissance de Dan et Estelle et même leur amour démesurément monocellulaire s’effacent devant cette célébration douloureuse, rieuse et païenne du corps comblé, puis humilié, qui se doit de rebondir par n’importe quel moyen, serait ce le couvent. » La terre nous désire « (ce qui serait le juste titre du livre), lorsque les enfants tombent en » valétude ordinaire « , léger malaise métaphysique dont la dissipation les rend plus soudés encore. Le corps de leur mère Nicole, papillon danseur, qui va à l’église » pour corriger ce que nous faisons à nos corps sur cette terre « ; le corps de Tirésia, déformé par l’Histoire, celui du docteur Minor qui attend son Major, celui, déréglé, d’Estelle, qui aspire à la résurrection du corps de Dan par les mots et l’oubli de la pelouse recouverte de sable.
Un corps en majesté que ce roman, qui n’eût pas souffert d’être quelque peu amputé : une longue dissection où les plaisanteries de carabins ne sont pas oubliées et, dans le dit du bonheur sexuel, une vraie petite célébration en rose de la chair aimée.
D.Durand.