PERRAULT ÉROTISSIMO !
Une jeune romancière réécrit les célèbres contes …
Cette année, sous le sapin de Noël, il faudra prendre garde à ne pas se tromper de cadeaux : sur les souliers des enfants, on disposera la toute nouvelle édition des contes de Perrault délicieusement illustrés par une grande dame de la couleur, Danièle Bour ; et sur les mocassins des parents, on aura soin de glisser les « Métamorphoses de la reine, » de Pierrette Fleutiaux. Mais attention, une erreur de distribution risquerait de bouleverser l’ordre et l’harmonie familiaux : que des adultes retombent en enfance avec la Belle au bois dormant, Barbe bleue, Peau d’âne, Cendrillon, ou le petit Chaperon rouge, passe encore, ça ne fait de mal à personne ; mais que notre candide progénitude découvre les Contes de Perrault réécrits, que dis je, réinventés, fantasmés, démontés et remontés par la rouée Pierrette Fleutiaux, et je lui prédis une kyrielle de cauchemars, sinon de traumatismes !
À vos charmants bambins, donc, offrez la solide réédition des Contes chez Grasset Jeunesse : d’autant que le préfacier, Marc Soriano, nous assure, on le croit, qu’il s’agit ici du texte original de 1697, et non d’un de ces nombreux rewritings qui ont parfois transformé l’univers de Perrault en Disneyland inodore et sans saveur. Jusqu’à la ponctuation fantaisiste, aux silences capitaux, et aux moralités en vers, le génie du cher Perrault est respecté : ajoutons y les tableautins naïfs et diaprés de Danièle Bour, sur la belle surface desquels les doigts d’enfants vont trembler et s’émouvoir, pour reconnaître que cet album est un cadeau idéal, intemporel.
Trois cents ans après que l’académicien français eut inventé le Chat botté et Riquet à la houppe, une jeune femme, parmi nos plus talentueux auteurs de fantastique, refuse de s’endormir avec le Perrault de nos âges tendres : là où les frères Grimm, Tieck, et Maeterlinck s’étaient contentés de transcrire et refondre les fameux contes, là où Rossini, Offenbach, Dukas, et Bartôk avaient ajouté leur inspiration musicale, l’auteur « d’Histoire de la chauve souris » s’offre le droit au grand chambardement. Son principe est clair : quand Perrault, dans ses contes, parle des femmes, ça ne va pas, ça cloche. Et puis les contes, comme les légendes, appartiennent à tout le monde, non ? Demandez donc à Tournier, il en connaît un bout sur la question ! Alors Pierrette Fleutiaux est sagement, scrupuleusement partie des textes de Perrault pour mieux les détourner, les faire déraper, les réinventer. De la récupération comme création. Quel bonheur !
Prenez la femme de l’ogre chez Perrault, c’est une ombre. Chez Fleutiaux, c’est une végétarienne qui cache son beurre dans un pot de crème pour le corps, qui aime ses sept petites ogresses tout en les suppliant secrètement de troquer la chair fraîche contre de bons légumes du jardin, en vain, et qui, dans une somptueuse conclusion, découvre avec le petit Poucet les délices d’un érotisme qui eût fait trembler Swift soi même !
Quant à la Cendrillon de nos rêves, elle se transforme, par un coup de plume magique, en un charmant cowboy, Cendron, qui roule en cadillac et correspond avec la fée grâce à un talkie walkie glissé dans le ceinturon. Ne racontons pas toutes les rnétamocphoses que provoque une Pierrette Fleutiaux très en verve : ce serait déflorer un recueil qui se dévore avec un appétit d’ogre. Un humour féroce (ah, les notules sorbonnardes dont elle ridiculise le sérieux péremptoire et les tics langagiers à la fin du quatrième conte !), une frénésie charnelle à décrire les scènes érotiques, un délire verbal dans la peinture de la cruauté font mieux que de bouleverser les pages de Perrault : ils les prolongent avec une logique kafkaïenne, ils les pervertissent comme si elles ne demandaient… qu’à l’être. C’est du Perrault plus vrai que nature. C’est du Fleutiaux plus imaginatif que jamais. Dans l’histoire, on ne sait plus qui entraîne qui, qui inspire, qui est inspiré.
« Métamorphoses de la reine » est un livre terriblement astucieux, terriblement vicieux, terriblement précieux. On est à la fois dans l’absolu féerique et dans la plus tangible des réalités : c’est à dire dans la grande littérature. Je n’avais pas oublié les symboliques boucliers de « la Forteresse », le pouvoir impérieux d’une toile abstraite dans « Histoire du tableau, » ni les Mille et une Nuits « d’Histoire du goufre et de la lunette. » Mais je crois qu’avec « Métamorphoses de la reine, » Pierrette Fleutiaux a exorcisé bien de ses hantises secrètes et, pour la première fois, révélé au grand public, qui aime faire subir aux mythes les risques du concret, la qualité exceptionnelle de son talent. Dans quelques semaines, ce sera Noël : et je me prends sournoisement à rêver d’une Pierrette Fleutiaux qui déciderait de débaucher, une bonne fois pour toutes, notre vieux barbu au céleste traîneau.
Jérôme GARCIN, L’Événement du Jeudi (13 déc 1984).