Le Nouvel Observateur, 24 juin 1999, Jean Louis Ezine


LE PIGEON ET LE VOYAGEUR

Longtemps les voyageurs ont été des marchands. Puis ils sont devenus des marchandises : on les a alors appelés des touristes. Marco Polo aboutit à Monsieur Perrichon, et leurs fantômes hantent aujourd’hui les mêmes territoires. Lorsque d’aventure ils se croisent sur les routes et sur les océans, ils se reconnaissent au premier coup d’œil : le touriste, c’est l’autre.

Les deux grandes catégories de la circumnavigation contemporaine se sont ainsi maintenues au prix d’une exclusion mutuelle, fallacieuse mais nécessaire : le voyageur explore, le touriste circule. Le voyageur découvre, le touriste déniche. Le voyageur écrit sur le blanc des cartes d’état major, le touriste écrit sur la partie gauche des cartes postales. Le voyageur est curieux, le touriste est indiscret.

C’est à réconcilier ces deux principes hostiles que Pierrette Fleutiaux s’est attachée, avec autant d’humour que de brio ethnographique dans son roman « L’Expédition. » Le récit est composé pour l’essentiel du journal d’Angèle Lapérierre, auteur réputé de livres de voyage et dont le grand modèle est le comte de La Pérouse, l’illustre navigateur qui, par le cap Horn, l’île de Pâques et les îles Sandwich atteignit l’Amérique avant de se diriger vers l’Orient extrême. Le commandant Angèle a décidé de monter une expédition sur l’île de Pâques justement, possession chilienne où il se propose de percer rien de moins que  « le mystère du monde. »  Le problème, c’est que la fameuse énigme, largement épuisée par tous les marchands d’intrigues cocotières, de Pierre Loti à Thor Heyerdahl, est aujourd’hui aussi visitée que les parcs d’attractions de Disneyland, et par les mêmes populations d’espadrilles jetées dans le vieux monde par la société des loisirs. Sur l’île, l’expédition Lapérierre, un quarteron de choc formé de trois maîtresses femmes pour un seul mâle subalterne, tombe nez à nez sur une autre équipe, des cinéastes en train de filmer le mystère du monde.

C’est un scénario qui s’est souvent produit dans la corporation mélangée des voyageurs : une équipe chasse l’autre. La plupart des grandes expéditions ont vécu sur la légende ou dans le souvenir de celles qui les ont précédées. Dumont d’Urville se fait un nom dans les traces de La Pérouse, comme Stanley dans celles de Livingstone.

La nouveauté vient plutôt, dans le récit épique et foisonnant de Pierrette Fleutiaux, des bousculades simultanées et de la pluralité des genres auxquelles l’aventure donne lieu désormais. Le Guide du routard et le Voyage de La Pérouse voisinent sur le même rayon. L’auteur ne boude pas son plaisir. Dans un monde où on ne peut plus poser le pied sur la Grande Muraille sans qu’un Chinois vous demande des nouvelles de Vézelay, il est réconfortant de constater qu’il y a encore des bonheurs pas tristes du tout sous les tropiques.

Jean Louis Ezine, Le Nouvel Observateur ( 24 juin 1999 ).