LES TROIS JUMEAUX
Roman a priori sur la gémellité, « Les Amants imparfaits » de Pierrette Fleutiaux creuse la question du double et du dédoublement pour proposer une réflexion sur l’écriture et la quête du soi écrivant.
Deux anges sont passés dans la vie du narrateur. Fascinants et terrifiants. Jumeaux, incroyablement semblables bien que de sexes différents, et incroyablement mystérieux. Silencieux, comme en apesanteur, Léo et Camille ont l’air de flotter dans la vie comme dans l’espace, complices, distants des autres, et pourtant drôlement observateurs. Quand Raphaël les rencontre, il a neuf ans et eux six. Il ressent d’emblée attirance et malaise. Il devient le grand frère, la béquille et le miroir, l’alter ego de ce couple fusionnel avec lequel il forme bientôt un trio étrange jusqu’au dérangement. De leur rencontre et des traces qu’elle laisse, Raphaël tire un trouble qui chahute en lui différents niveaux de conscience. Cette expérience se poursuit jusqu’à leur post-adolescence où elle se solde par un drame. L’auteur n’en fait pas mystère: un meurtre est évoqué en quatrième de couverture. Ce qui pourrait être une belle histoire d’amitié, d’amour et d’innocence est en même temps une sombre histoire de dépendante et de domination, de bouleversement et d’inconscience. Les anges séduisent, s’échappent mais se brûlent les ailes. Beaux et effrayants, gentils et cruels, lucides et tellement inconscients…
Livre a priori sur la gémellité jusqu’à ses plus opaques retranchements, « Les Amants imparfaits » est surtout un roman sur la quête du double et du dédoublement, du sujet, du regard et, surtout, de la parole. « Comment raconter une histoire dans laquelle on est partie prenante? « ne cesse de s’interroger Raphaël. Comment être à la fois acteur et spectateur, dominé et dominant, jouet et cervelle, objet du trouble et pensée du trouble ? Son récit, ou rapport, en devient multiforme. Raphaël se souvient, témoigne, se justifie, invective le juge ou les jumeaux, se parle à lui-même ou provoque son psy, et s’adresse à cette écrivaine rencontrée lors du Festival Étonnants Voyageurs à Bamako. Elle est pour lui comme son double rêvé, car c’est elle qui lui a donné envie d’écrire. L’histoire, ce sont les jumeaux qui l’ont déclenchée, tels ces personnages qui subitement envahissent un auteur, s’installent chez lui, le poursuivent, l’habitent.
D’ordinaire la plongée dans le processus de création s’arrête là, à cet endroit où « Les Amants imparfaits » précisément commence dans cette zone floue où le narrateur ne sait pas très bien par où prendre la chose. Raphaël se lance un peu au hasard. Il progresse, hésite, s’interroge, commente, saute en avant dans le temps ou bien en arrière, quitte le cadre puis y retourne quand il s’aperçoit que ça y est, le cap fatidique des cent pages est passé, le livre existe, il peut continuer. Son récit avance à mesure qu’il s’élabore.
Parce qu’il propose structurellement une réflexion sur l’écriture, « Les Amants imparfaits » est un roman intriguant. Il navigue entre fait divers et les sortilèges, la transparence et la noirceur, la générosité et le vampirisme, l’union et la désunion, l’anodin et le franchissement des limites, la pureté et les interdits. Si Raphaël se sert de son récit comme d’une catharsis, il ne cesse de chercher la forme à lui donner. Pour qu’il n’y ait pas méprise, pour dissiper les malentendus, pour assumer sa part de responsabilité dans l’affaire. Aussi complexe que soit sa relation avec les jumeaux, inspirateurs et conspirateurs, ce sont eux qui amènent Raphaël à chasser sa voix, à traquer la phrase qui ferait de lui un écrivain. » C’est une phrase qui s’énonce toute seule dans ta tête, avec un rythme qui te surprend toi-même, et qui semble porter une expérience bien vaste que la tienne. » Une phrase fantôme en somme, qui se matérialise à plusieurs reprises, dans la foulée de ces diables d’anges.
Ingrid Merckx, MATIN DU SAHARA (MAROC), 17 oct 2005.