UNE PAIRE DE DJINNS
Dans le nouveau conte de Pierrette Fleutiaux, des jumeaux jet-set perturbent un provincial.
Pierrette Fleutiaux n’est pas l’ennemie du quotidien, avec ses décors prosaïques, ses objets, ses signes extérieurs de réalisme, ses mots rebattus. Avec amitié, avec mansuétude, elle l’a montré dans « Des phrases courtes, ma chérie », un des meilleurs livres (avec celui de Bertrand Vergely aux éditions Bartillat, Voyage au bout d’une vie) consacrés à la vieillesse d’un parent. Pourquoi le rappeler ? Parce que « Les Amants imparfaits » a beau être enraciné dans la lenteur du temps provincial, c’est un roman inquiétant comme une fable, imprécis comme un mauvais rêve. Quelques indices comme l’ordinateur datent le récit (notre époque), avec quelques détails d’ordre ménagers, mais ils sont peu nombreux. Le ton rappelle « Nous sommes éternels » sans la tension liée à l’Histoire, aux secrets, mais avec une nervosité supplémentaire, due à la voix du narrateur, un garçon de 20 ans.
Comme dans « Nous sommes éternels », un frère et une sœur ont scellé dans leur enfance un pacte d’amour. Ils sont jumeaux, leur association est donc prénatale. Ils ont éliminé un acolyte dans le ventre maternel, aussi le narrateur pressent-il assez vite que « s’ils m’ont agrippé si fort de leurs quatre petites mains, ce n’était pas pour me tuer comme je l’ai cru à mes pires moments, c’était pour faire de moi le troisième sur la terre (…) ». Léo et Camille sont des électrons libres, ils ont jeté leur dévolu sur un garçon sérieux. Raphaël raconte comment les jumeaux ont été sa croix et sa chance : « fascination-fusion ». Destiné à devenir « le scribe de leur vie », il a été arraché à son destin de soutien de famille, fils unique, orphelin de père. Trois années de différence font de lui un aîné protecteur. Tel un baby-sitter dépassé par les enfants qu’on lui a confiés, Raphaël court à la catastrophe. « Les Amants imparfaits » est le roman d’un désastre annoncé. On sait d’entrée de jeu que cela finira au palais de justice et dans le cabinet d’un spécialiste, ce « Monsieur mon psy » que Raphaël invoque crânement, et dont, peut être, se dit le lecteur qui a tous les toupets, Pierrette Fleutiaux aurait pu se passer. Léo et Camille, voués à vivre à New York et Hong Kong plutôt qu’à Bourgneuf, débarquent dans l’école de Raphaël. Ils ont 6 ans, il en a 9. Quand ils reviennent, ils en ont 12-13, il est alors un adolescent de 16 ans, quasi un homme. Et ainsi de suite, la troisième fois que « Raphaël et ses merveilleux jumeaux » (dixit l’intéressé) sont réunis, l’un est étudiant et continue de tenir compagnie aux autres, en terminale à l’École Alsacienne.
Un des sujets possibles des « Amants imparfaits » est la manière dont les riches, sur cette planète, laissent leurs gosses à la dérive. Beaux et bronzés, les parents des jumeaux, les Bernard Van Brocken Desfontaines, font des apparitions de guest stars aimables et insultantes. Les jumeaux sont polis, gentils, tout petits déjà ils font la conversation à des gars de la campagne dont ce n’est pas le fort. Pierrette Fleutiaux écrit que « la culture était leur habitat de naissance ». Ils sont séduisants, admirablement vêtus, pervertis ou innocents, on ne sait : des djinns Armani. Ou encore, « des elfes gracieux et délicats » aux yeux de la maman de Raphaël, une employée de la mairie qui a si bien connu naguère Bernard Desfontaines que Raphaël un rien égaré, peut s’en croire le fils.
Lequel est Léo, lequel est Camille, à 6 ans, ils en jouent. Est-ce d’avoir cultivé l’indifférenciation qui les rendra incapables, plus tard, d’associer le sexe et l’amour ? La révélation qu’« un humain puisse être un et deux à la fois » est une leçon que l’ami Raphaël n’oubliera pas. Il aurait pu se contenter de cheminer aux côtés de Paul, « attelage » affectueusement décrit par l’auteur. La rencontre avec les jumeaux, fût-elle endeuillée, le met sur la voie de l’écriture, il n’y a plus qu’à reprendre son souffle afin de franchir les cent premières pages.
Claire Devarrieux, Libération (13 oct 2005).