LES JUMEAUX SONT CANNIBALES
Vous connaissez l’oeuvre de Pierrette Fleutiaux ? Vous aimez ? Je n’ai donc rien à ajouter. Vous voulez mieux la connaître ? Vous trouverez des panoramas et dictionnaires quasi muets. Ou peu s’en faut. Pourquoi ? Ecoutez pourtant la jolie musique : « Des phrases courtes, ma chérie » « Nous sommes éternels » « Métamorphoses de la reine » Ajoutez ce beau nom campagnard et sylvestre. Il y a dans » Fleutiaux « un flûtiau, jouet plutôt qu’instrument de musique ; un poète cher à mes douze ans le disait : ce flûtiau lui avait suffi à ‘faire chanter toute la forêt’… Mais non, ne fuyez pas, je ne suis pas en train de divaguer, mais de vous « recommander » le roman de Fleutiaux, « Les Amants imparfaits » Mais elle donne envie, Pierrette, de vagabonder, de chercher un écho, une réminiscence. En un mot, c’est rudement bien fait, ce roman !
On ne pénètre pas si aisément dans « Les Amants imparfaits » . Parfois l’on vogue avec l’orgueil d’une goélette sous le vent ; parfois on craint de racler le fond. Que se passe-t-il quand la quille soulève des tourbillons de vase ? Peut-être une erreur d’âge et de rôle ? Raphaël, le narrateur, est en somme le baby-sitter des jumeaux Camille et Léo. Ajoutez que les jumeaux sont d’une bourgeoisie friquée et cosmopolite, alors que « Raf » est plutôt embarrassé de sa personne. Les jumeaux le surnomment « faitout» : cette marmite où l’on cuirait des pierres. Voilà un « triangle» inédit : les jumeaux et le grand ado équivoque. Comment la romancière a-t-elle dressé sa table ? Tout son monde s’est plus ou moins connu à l’école d’une petite ville, il y a vingt ans. Désirs et rancunes datent des cours de récréation d’autrefois. La tendresse aussi.
Pierrette Fleutiaux, conteuse chevronnée, sait quand il faut rendre la main, quand il faut tenir intrigue et personnages. En d’autres termes, elle raconte avec un grand naturel. Comme son matériau romanesque est plutôt fort, le lecteur se sent pris à bras-le-corps. Même si l’affaire « vous verrez » – de » meurtre » qui intervient dans l’intrigue n’a rien à voir avec les moeurs navrantes des polars.
Il est vrai que le pur et simple romanesque suscite rarement l’extrême violence. Mme Fleutiaux possède un art romanesque musclé, riche en curiosités vite satisfaites. Et « le style » ! Elle ne doit guère aimer ce mot de prof. Elle le neutralise à l’avance en empêchant son récit de sommeiller. Un « Cuisinart» littéraire, capable de broyer et moudre l’inceste, la gémellité, pas mal d’homotentations : c’est ainsi qu’on compose les nourritures fortes. Aux lecteurs un peu trop vite emportés par les remous, je conseille d’aller page 172 : les explications commencent dans ces parages.
François Nourissier
De l’Académie Goncourt