SOMBRES ET MYSTÉRIEUSES AMOURS
Une petite ville de province, des enfants comme les autres, et l’arrivée des jumeaux, un garçon et une fille, qui va tout bouleverser : voilà le point de départ d’une intrigue originale et profonde. Entre fascination et répulsion, entre interdits et tabous, les personnages des « Les Amants imparfaits » invitent le lecteur à pénétrer un monde étrange et envoûtant, à l’image de ces enfants venus d’ailleurs, habitants d’une planète mystérieuse qui n’appartient qu’à eux, et qu’ils feront visiter, en partie, à Raphaël, le narrateur de cette histoire à la fois étrange et déroutante.
Sous la forme d’une longue confession, qui s’adresse parfois à son psychiatre, d’autres fois au juge chargé de l’affaire, ou encore à Natacha, jeune écrivain, Raphaël tente de rassembler les filaments de son existence, de comprendre comment et pourquoi il s’est laissé emporter dans un univers qu’il ne maîtrisait pas, sur lequel il n’avait aucun prise.
Tout commence par une « ventilation » : suite à l’absence d’une institutrice, le jeune garçon, qui oublie régulièrement de respirer, est soumis à des apnées, et ses camarades « ventilés » dans d’autres classes ; l’arrivée inattendue et quelque peu fantastique des jumeaux, Léo et Camille, plus jeunes que Raphaël, nimbés d’une aura quasi surnaturelle, offre à ce dernier l’occasion de jouer un rôle dont il s’empare précipitamment. « Léocamille » comme aime à les appeler leur père, sont donc livrés aux bons soins de Raphaël en l’absence de leurs parents et grands-parents. Ce sont eux, jeunes enfants qui, sans aucune hésitation, l’ont choisi dès leur arrivée à l’école, comme s’ils le connaissaient depuis toujours.
Le narrateur se trouve alors immédiatement sous l’emprise de cet étrange couple d’enfants, sans aucune possibilité de refuser ou même de résister à leur charme magique, ce qui le conduit, a posteriori, à l’analyse suivante : « Ils devaient être très forts, ces deux-là, dès cet instant j’ai été subjugué, lié à eux, prisonnier d’eux. » Ainsi, la relation qui se noue entre ces trois enfants dépasse le cadre de toute volonté, de tout désir de Raphaël. Littéralement fasciné par les jumeaux, il lui sera absolument impossible de ne jamais s’éloigner d’eux, alors même que sa propre vie part à la dérive, que tout autour de lui se fait de plus en plus insaisissable.
Entrecoupée de séparations qui durent parfois plusieurs années, ce nouveau trio découvre l’existence de l’amour, de l’amitié et de la sensualité. Au fil des années, les relations évoluent, Raphaël passe du statut de garde d’enfant à celui d’observateur de l’existence des jumeaux, de leurs amours, au cours de « séances bizarres » qu’il est chargé de consigner dans un cahier : « Ils voulaient que je sois le scribe de leur vie, à défaut d’être leur jumeau. »
Le rôle occupé par Raphaël dans ce trio est tout à fait étrange : comme un fantôme, il occupe peut être la place d’un disparu, d’un rival à éliminer. L’étrangeté des jumeaux et de la relation qu’ils nouent avec Raphaël réside peut être dans le secret de leur vie intra-utérine : un troisième fœtus n’a en effet jamais vu le jour, probablement dévoré par cette paire « Léocamille » liguée contre lui. De la même manière, la scène qui se déroule sous le lit des parents, en présence des pieds de la mère sur l’épaisse moquette, telle une scène fondatrice, place les liens entre Camille et Léo, et a fortiori, entre Camille, Léo et Raphaël, mais également entre « Léocamille » et Raphaël, sous de bien étranges auspices.
L’écriture domine leur histoire, pour le scribe désigné : « Nous fabriquions de sacrées tresses avec les mots, une phrase par dessus, une phrase par dessous, affirmation, dénégation, dénégation, affirmation, chacune toujours un peu plus outrée pour que l’adversaire puisse faire repartir l’ouvrage, une tresse de phrases pour bien ficeler ensemble Raphaël et ses merveilleux jumeaux. »
Le caractère indémêlable des liens entre les trois personnages, la totale impossibilité de les séparer, est rendue ici par la métaphore de la tresse. Cette relation inextricable, dont l’enchevêtrement des mots rend compte, aura des conséquences funestes. La mort plane sur le trio, jusqu’au moment où elle fondra sur eux, par l’intermédiaire d’un personnage innocent et fragile, pauvre papillon pris dans les pièges, conscients ou non, du trio. C’est alors que tout dire est nécessaire, tout dire de cette fascination et de l’amour incommensurable qui règnent entre les trois personnages, car c’est bien d’amour qu’il s’agit.
Pourtant, lorsqu’il faut tout raconter, lorsqu’il faut se défendre, tout semble sale et grossier. Les mots trahissent : « Notre histoire n’aurait jamais dû arriver jusque dans cette affreuse salle du Palais de justice où tous les mots, même les miens, à peine proférés, semblaient enfler, devenir obèses et grimaçants, de grosses masses dandinantes alors qu’il aurait fallu de fins lézards filant entre les herbes. »
La poésie et les accents oniriques de l’étrange trio sont occultés par la raideur et l’incompréhension du monde des adultes, du juge et des avocats qui refusent radicalement toute imprécision, tout flou, et même toute hésitation. Pourtant, aucun contour n’est déterminé, cet insaisissable de l’enfance et de l’adolescence ne peut être enfermé dans les mots du quotidien qui, par leur prosaïsme et leur précision, empêchent toute vérité.
C’est la complexe simplicité du monde de l’enfance que Pierrette Fleutiaux dévoile dans ce roman. En lisant les « Les Amants imparfaits », nous sommes confrontés à la délicatesse de l’enfance, mais également à ses cruautés et ses perversités. D’un côté, Paul, le vieil ami de Raphaël, avec qui tout est simple, avec qui les mots sont inutiles : il suffit pour être ensemble de marcher l’un à côté de l’autre, en tapant dans un ballon ; de l’autre côté, les jumeaux, ces êtres si complexes et mystérieux : « Paul et moi étions dans la simplicité de l’unique, les jumeaux ont introduit en nous l’infinie complication des dédoublements. » Alors que Paul et Raphaël appartiennent au monde simple et joyeux de l’enfance, à ce monde des souvenirs partagés : « Les mêmes figures se promenaient dans notre tête, le même chien aboyait sous la même échelle, les mêmes filles se retournaient vers nous, les mêmes secrets se murmuraient dans les mêmes rues », les jumeaux attirent Raphaël dans un cercle infernal dont il ne sortira pas indemne.
La relation entre ces trois personnages est, infiniment compliquée, commencée bien avant leur rencontre, troublée par l’amour et par la mort, née des mystères infinis de la gémellité et du double : « Oh je sais tout cela de Camille, je la connais d’une si autre planète, je l’ai rencontrée petite fille et nous sommes remontés ensemble vers le temps d’avant les naissances, nous avons croisé les chemins de nos délires, nous nous sommes déguisés en amibes, nous sommes barbouillés de sang et de lymphe et de jus placentaire. »
Les personnages sont d’une justesse redoutable, qu’ils s’agissent des enfants, mais également de leurs parents et grands parents, de l’employée de la mairie qui élève seule son fils, aux grands parents notables, toujours bienveillants, en passant par le père de Paul, agriculteur, et la grand mère des Carrières, qui, devant sa télévision toute la journée, se contente de répéter : « ça va tourner vinaigre ! »
Une réflexion sociale s’ébauche, en filigrane. Enfance, interdits, doubles et identités sont les thèmes qui s’entrecroisent dans ce très beau, et surtout très émouvant roman de Pierrette Fleutiaux.
Gabrielle Napoli, La Quinzaine Littéraire (1er au 15 septembre 2005).