Ce livre-là - un récit est-il précisé - ébouriffe, comme une bourrasque revigorante, nos prudences confuses vis-à-vis de cette réalité anonyme que sont les migrants. Sans nom ni visage, la plupart d'entre eux sont là sans y être. Inconnus et ignorés dans la masse. Et voilà que Pierrette Fleutiaux en fait émerger une femme. Et, à travers elle, des milliers de ces êtres venus d'une détresse insondable qui, sans rien exiger, bousculent nos conforts par l'étonnante force de leur volonté de vivre. Non pas seulement survivre mais atteindre à l'ordinaire de la vie.

Elle s'appelle Destiny, est originaire du Nigéria, répond dans un anglais incertain à la femme pressée croisée dans le métro qui, la voyant en souffrance, prend le temps de s'arrêter à sa hauteur. Non, elle n'est pas malade, juste enceinte et se rend à l'hôpital. Anne appartient à la classe moyenne, bien élevée, instruite, sobrement vêtue, soucieuse d'autrui. Elle se met en peine pour dépanner l'autre qu'elle pense ne jamais revoir et avec laquelle elle aura pourtant des relations suivies. Parfois perplexe, elle est surtout ébranlée par Destiny si concrète, solide, opposant une résistance farouche aux injustices du monde, "largement diplômée de l'université de la grande misère." Viols, prostitution, bateau risque," elle a tout affronté pour les… six enfants qu'on lui découvre peu à peu.

Entre ces deux femmes issues de deux univers différents et qui se regardent et se voient, se tissent des liens chaotiques où l'une n'a pas de temps à perdre en gratitude et où l'autre s'interroge sur l'équilibre à tenir entre son désir d'être utile et les attentes de sa propre famille. C'est un livre puissamment humain qui souligne en questionnant. Créant un face-à-face entre deux êtres bien réels, il déchire résolument le voile opaque qu'apprécient tant nos nonchalances aveugles. C'est aussi une belle histoire.

 

Monique Verdussen, La Libre Belgique ( 25 avril 2016 ).