OEDIPE MATERNEL
Pierrette Fleutiaux tresse le récit des dernières rencontres avec sa génitrice, dans une maison de retraite. De l’amour et du remords.
« Des phrases courtes, ma chérie » c’est le conseil que donnait la mère de la narratrice lorsqu’elle composait ses premières rédactions. Et les souvenirs remontent à la surface, d’une fille aujourd’hui quinquagénaire qui s’excuse d’accompagner les derniers mois de la vie de sa mère en préservant une légère mais visible distance, celle de l’écrivain :
Je ne suis bien que dans la fiction et la plus éloignée possible du témoignage (. ..) Pour la vie copiée au plus près, je n’ai pas besoin d’un livre. La mère, je ne peux pas la faire entrer dans un roman. «
L’écrivain témoigne pourtant parce que le vieillissement de la génitrice, » c’est l’image de notre propre vieillissement que nous contemplons, à cru et en pleine lucidité. » Une torture étrange qui devient un livre, qui d’ailleurs ne suit pas les conseils maternels de la concision de la phrase. Pierrette Fleutiaux raconte témoigne ? De ses visites mensuelles à la parente cloîtrée dans une maison de retraite chic dans une ville moyenne de province, non loin de la ferme des grands parents qu’en son temps la mère a désiré quitter le plus tôt possible. Les combats pour tenir la mère éveillée à la vie, la convaincre d’acheter une robe, d’accepter un collier, de changer de coiffeuse.
On fait avec le vieux parent comme on fait avec ses enfants : on voudrait qu’il mène une vie saine, fasse du sport, ait de bons amis, se porte bien et ne vous colle pas aux basques. On fait ce qu’on sait faire. On devient tyrannique. Le vieillissement, c’est la dégénérescence des corps et des cerveaux, c’est aussi une incomparable expérience de la vie et des proches. »
La mère n’est jamais dupe. Derrière une apparente indifférence, elle veut mener le jeu jusqu’au bout, jusqu’au grand tunnel. Quand la fille la traîne dans une boutique, la mère qu’elle pensait esclave prend les choses en main, s’acoquine avec la jeune vendeuse et remporte haut la main une épreuve qui laisse la narratrice pantoise, vaincue. « Je suis une fille rebelle et je suis une fille soumise. J’ai confiance en moi parce qu’une mère a veillé sur moi, je n’ai aucune confiance en moi parce que je suis veillée par une mère. Je suis solide parce qu’elle tient à moi, je suis friable parce que je tiens à elle. »
Dans l’antre de la maison de retraite, la salle à manger, « dernier et unique lieu social, » où se jouent tous les simulacres du pouvoir, « iI y a les classes sociales, les dominants et les dominés, ceux qu’on admire et ceux dont on se gausse, ceux qui sont aimés et ceux dont on se méfie… » la mère apprêtée, fardée réussit une nouvelle fois à vaincre » ce grand moment ; cette apothéose, le repas du dimanche dans la salle à manger de la maison de retraite, de la maison de vieillesse. Pierrette Fleutiaux a écrit un livre poignant, un roman où elle confronte ses souvenirs d’enfance avec cette réalité brutale, la mort prochaine de la mère.
Au-delà des gestes quotidiens d’une vieille femme appelée à côtoyer sa fille pour quelque temps encore, transparaît la profonde humanité de ces êtres qui n’ont jamais abdiqué leur fierté, jamais vendu leur âme. Mais la fille traîne comme un boulet l’abandon de la mère. Elle a pris ses distances au moment où les enfants deviennent adultes, c’est la vie. N’y-a-t-il pourtant rien à faire d’autre que ces visites régulières dans ces « asiles de vieux» où l’on parque nos aïeux, l’esprit clair, la conscience tranquille ? C’est en fait cette interrogation, toujours dissimulée, qui hante le roman de Pierrette Fleutiaux. Qui pénètre le livre entier et en fait la force.
Jacques Morand, L’Humanité (20 sept 2001).