LA MÈRE, LA FILLE, LA CELLOPHANE
Suis-je le plus à même de rendre compte de ce livre si fort et si émouvant ?
Sûrement pas. Seule un femme peut percer jusqu’à la lymphe l’éblouissante douleur du témoignage douleur du témoignage de Pierrette Fleutiaux sur les dernières années de la vie de sa mère, sur les rapports d’amour, d’exaspération. Seule une femme est capable d’entrer dans ce grand mystère du féminin pluriel, de l’intimité des corps issus de l’autre, de la complicité « parfois exaltante, parfois insupportable de deux caractères depuis si longtemps adossés, confrontés, liés l’un à l’autre. »
Je ne me suis cependant pas dessaisi du livre. Par plaisir, par égoïsme, par défi. Et maintenant, pauvre homme de peu de savoir sur les rapports mère-fille, surtout quand ils arrivent à leur terme, je vais m’efforcer d’inviter les femmes – les hommes aussi, car nous lisons ce livre comme si nous cherchions à percer une énigme proche de nous, si proche – à accompagner Pierrette Fleutiaux dans son travail de mémoire filiale.
Son père était littéraire, sa mère scientifique. Ils se sont aimés. À la fin, lui était un fardeau. Mais elle a tenu. Sauf que, lui mort, elle s’est retrouvée seule. Alors insensiblement, une cellophane l’a enveloppée.
Pour Pierrette Fleutiaux cette cellophane est plus qu’une métaphore qui recouvrait sa mère et qui enrobe le récit lui-même. C’est l’impossibilité presque physique de construire une relation nouvelle qui leur apporterait ce qu’elles n’avaient pu encore se donner l’une à l’autre.
Je montais une belle histoire, d’une mère et d’une fille enfin disponibles l’une pour l’autre, dissensions usées, vieux tiraillements abandonnés. J’irais sur son terrain. Elle viendrait sur le mien et, toutes armes déposées, dans la paix et la douceur, nous jouirions du soleil couchant. J’y suis prête, j’en ai envie. »
Mais à l’âge, la fatigue, l’engourdissement, l’éloignement. Ne pas déranger, disait-elle. On est vieux quand on ne veut plus déranger, disait-elle. Le présent fait peur ou laisse indifférent. On attend, on se calfeutre, on se résigne. La cellophane…
Elle montre un beau courage quand elle vend sa maison pour acheter un deux pièces dans une résidence de retraite. Mais sa vie s’est encore réduite et ce sera la tâche de Pierrette Fleutiaux, chaque fois qu’elle fera 500 kilomètres pour passer le week-end avec sa mère, de lui redonner du souffle et des couleurs, de l’aider à exister. Mais ne rêvons plus : « Nous ne serons jamais deux adultes à égalité, deux amies, deux copines. »
Comment être à égalité, en effet, quand l’une sent la mort rôder et que l’autre – compagnon, fils, livres, travail, etc. – poursuit le cours normal de sa vie ? Pour l’une la cellophane deviendra bientôt linceul : ça obère tout, ça pervertit tout, ça change tout. Et pourtant, par sa dignité, par son maintien, par sa curiosité la mère épate la fille. Heures heureuses où elles bavardent, se moquent, rient, échangent de la joie. Moments rares où la vieillesse semble reculer ou devient plus légère. Dans la maison de retraite comme ailleurs, comme partout, il y les vanités, les rapports de force, des dominants et des dominés – » sous la cellophane, c’est encore le monde » -, mais à 80 ans passés, la maman de Pierrette Fleutiaux n’est pas du côté des mamie, du troupeau, elle est respectée, elle est jolie, bien plus jolie que les autres, du moins dans le regard de sa fille…
Mais que d’efforts, que de souffrances pour ne pas céder, pour ne pas se laisser aller. » Sait-on ce que cela coûte à jambes raides d’enfiler des bas, à des pieds déformés de supporter des chaussures, à des mains qui tremblent de se laver, se coiffer ? Et le ventre affaissé auquel toute jupe est trop serrée, et le soutien gorge que les vieux bras ne peuvent plus agrafer, et il y a bien pire, assez, assez… «
On frémit, on compatit, et, on s’amuse aussi. Pierrette Fleutiaux raconte avec une sensibilité restée à vif des petites scènes de la vie d’une femme digne et vigilante, accompagnée de sa fille, laquelle se demande parfois si ce n’est pas elle par tyrannie qui complique les choses.
L’achat d’une robe, les séances chez la coiffeuse, l’arrivée dans la salle à manger communautaire, la visite du médecin…
Mais c’est encore la mère qui, devant une fille agacée ou résignée ou flattée ou cabrée, toujours aimante, séduit et tire à elle celle qu’elle appelle « mon pauvre petit » qu’elle voit obstinément jeune, sans se douter qu’elle lui inflige une « torture étrange » : l’image de son propre vieillissement.
Et puis la cellophane s’est rompue, le film s’est déchiré. La mort d’une vieille dame parmi tant d’autres. Oui, mais la fille de celle-ci a du pouvoir sur les mots. Elle écrit des romans. Sa mère ne les appréciait pas beaucoup. Surtout les premiers. Elle s’effarouchait de la part d’exhibitionnisme que contient toute littérature et, dans le même mouvement, s’indignait qu’elle ne fût pas mieux reconnue. « Si seulement tu faisais plus simple… Des phrases courtes, ma chérie… »
Pierrette Fleutiaux n’a pas fait simple. Elle a fait juste. Avec des phrases courtes ou jamais trop longues. Dans un style au plus près de la muette souffrance des humbles au couchant de la vie
Bernard Pivot, Le JDD (9 sept 2001).