Libération, 23 octbre 1994, Claire Devarrieux


PIERRETTE FLEUTIAUX, LIGNE AÉRIENNE

Paris New York aller-retour, c’est le trajet de Allons-nous être heureux ?
et aussi celui de la romancière, provinciale internationale qui rêvait de voyages et circule
dans les métaphores. Embarquement immédiat.

L’éternité de l’enfance, le goût du salut après qu’on a eu peur sont choses inscrites en chacun de nous, et deviennent des livres écrits par Pierrette Fleutiaux, de même que la question du bonheur nous est familière aussi, et se pose avec son nouveau roman. Allons-nous être heureux ?, conte actuel, succède à Nous sommes éternels prix Femina 1990. Entre-temps, elle a publié un recueil de nouvelles, Sauvée !.

Le bonheur :  » Elle voit cela comme une fulgurance éblouissante, d’abord, puis cette fulgurance s’apaiserait, se répandrait, deviendrait une sorte d’assurance qui tiendrait les jours en une texture solide. Le bonheur ce serait ceci : faire confiance à la vie. «  C’est une mère qui parle ( » la maman «  dit l’auteur sans crainte), dont le fils vient d’avoir la meilleure note en rédaction. Bien sûr, c’est beaucoup plus qu’une bonne note rapportée à la maison par un petit garçon qui n’avait que des zéros depuis son retour des États-Unis. Pierrette Fleutiaux a le don de mettre en relief la sensation, de la faire flamber en soufflant sur la braise, fût-elle infime. Il y a vingt ans, elle déroutait les lecteurs avec des récits fantastiques (mais pour sa part elle récuse le terme) qui allaient la rendre inclassable pour longtemps dans le paysage littéraire français. Ils étaient bourrés de doses d’angoisse maximale, et d’obsessions prises au pied de la lettre.

Ainsi, la protagoniste d’Histoire de la chauve souris, en 1974, avait réellement, littéralement, un poids sur la nuque, une chauve souris dans les cheveux. Julio Cortazar remarquait à cette occasion que Pierrette Fleutiaux savait  » se placer de plain-pied dans la zone centrale des opérations de la psyché et les montrer telles qu’elles sont (…) «  même s’il regrettait qu’elle ait insisté sur les symboles et recherché, en exergue, la caution de Jung :  » La conscience ressemble à un fardeau de culpabilité. «  Dans Mille Plateaux, analysant la littéralité d’Histoire du gouffre et de la lunette (Fleutiaux 1976), Deleuze et Guattari faisaient entrer le propos de la nouvelle dans leur définition des lignes :  » Individus ou groupes, nous sommes traversés de lignes, méridiens, géodésiques, tropiques fuseaux qui ne battent pas sur le même rythme et n’ont pas la même nature. Ce sont des lignes qui nous composent (… ). Ou plutôt des paquets de lignes, car chaque sorte est multiple.  »

Donc, la maison tout entière a 18 sur 20 dans Allons-nous être heureux ?, texte pour lequel la maison est justement le centre où se noue et se dénoue l’écheveau des tensions du monde, puisque c’est l’histoire de deux enfants de deux familles. La mère d’élève, tellement heureuse, pour une fois, est la première récompensée par le succès scolaire. Elle est en droit de se dire que, peut être, contrairement à ses craintes, elle n’a pas fait que des erreurs avec son enfant, elle a bien travaillé. Par exemple, elle n’a pas eu tort de l’élever à New York, contre l’avis des grands mères dont la ligne ne varie pas dans le livre, elles tirent, elles tirent les grand mères, pour que reviennent les exilés temporaires. Le petit garçon leur donne tort, le voici capable, grâce à l’Amérique, de surmonter l’arrivée en France qui lui a été si pénible : il voulait, de toutes ses forces, être un Américain comme les autres, et qu’on l’appelle Robin, comme le compagnon de Batman.

A ce rêve américain,  » Robin  » Franck Carel ne renoncera jamais. On ne sait pas s’il sera heureux avec Beauty Berg, la fille de Miami, s’ils auront beaucoup d’enfants. L’histoire d’amour existe, dans Allons-nous être heureux ?, mais elle est évoquée au futur. Le livre ne tire pas sur le fil-là. Il traite de ce qui précède la rencontre des amoureux, il est ce qu’ils se raconteront plus tard, les reflets bleus d’une petite fille qui abritait en elle une sirène, la vitalité d’un petit garçon qui jouait avec son ballon. Robin aimera Beauty, il appartiendra à l’aviation civile, elle sera mannequin, ils seront beaux et grands :  » Un garçon et une fille de la même taille, c’est bien. Robin et Beauty trouveront qu’ils ont beaucoup de chance. » Ils ne savent pas si cette chance durera longtemps, ce seront des amoureux fin de siècle, toujours en avion,  » à la surface du monde moderne «  précisera l’auteur quand elle commentera ses personnages.

En voyant Quatre mariages et un enterrement, Pierrette Fleutiaux se dira que le réalisateur Mike Newell a réussi ce qu’elle voulait faire, montrer à quel point il est difficile, pour les 25-30 ans d’aujourd’hui, sans repères assurés ni boucs émissaires, de choisir avec certitude son partenaire, ce qui est le sujet du film, et seulement, précisera-t-elle, un thème esquissé sous forme de métaphore dans le roman :

Quand on circule beaucoup au dessus de l’océan, comment s’ancrer dans le sol ? Et les avions, ça se croise, dira-t-elle. D’où mon besoin de futur. Le futur, l’incertain, c’est ce qui se passe dans le ciel, pas celui de la religion, le ciel où circulent les avions. « 

Quand elle était petite, à Guéret (Creuse), elle voulait être hôtesse de l’air. Elle sera agrégée d’anglais :

Je n’imaginais pas que j’aurais pu être pilote de guerre. Hôtesse de l’air, c’était un rêve de gosse, la liberté, l’avion, le ciel, le départ. Le rêve a très vite été arrêté, j’avais une mauvaise vue ; mais le rêve est resté. À un moment, un médecin a dit qu’il vaudrait mieux que je ne fasse pas de grec, à cause de mes yeux. J’étais surtout bonne en maths, mais à mon époque, une fille ne faisait pas des études de maths. Ma mère voulait bien m’orienter vers les sciences. Mon frère a fait des études de médecine, ça allait de soi. Je n’ai pas manifesté de volonté particulière. Me restait l’anglais, j’aimais tellement ça. L’anglais était une sorte de compromis, j’allais voyager. « 

Hot dogs et pizzas antifatigue Parce qu’on y voyage d’un continent à l’autre, aller et retour, parce que c’est aussi un pont vers les États-Unis, Allons-nous être heureux ? a failli s’appeler D’une rive à l’autre, ou Rêves croisés, ou encore Beauty : un conte américain, ce qui aurait entamé l’élan du lecteur, l’aurait trop préparé à ce livre qui plane, en lui désignant par avance  » la tonalité douce «  choisie par Pierrette Fleutiaux. Elle voulait mettre  » un peu de bienveillance «  dans ce roman, pas plus de brutalité que la vie n’en réserve aux parents de ses jeunes héros, de toute manière, dit-elle,  » la violence est là, inutile d’en rajouter « . C’est un roman consolateur, réparateur, rôle joué naguère par les Métamorphoses de la reine  (recueil de 1984), qui s’emparaient des contes de Perrault afin de donner leur place, et leur revanche sexuellement triomphante, à la femme de l’ogre, aux souveraines, aux malheureuses et aux géantes.

Au début des années 70, qui comptent pour beaucoup dans Allons-nous être heureux ?, Pierrette Fleutiaux se trouve aux États-Unis, où elle reste sept ans et où grandit son fils aîné.  » Ce pays pousse aux rêves, ce pays est dangereux parce qu’il veut qu’on réalise les rêves, alors on traîne ses rêves devant la réalité de ce pays, et clac, les rêves sont détruits « , lit-on dans le roman. C’est une réflexion de la mère de Robin. Mais on y déguste avec ravissement des cocas et des hot dogs, un triangle de pizza qui débusque la fatigue, «  alors aussitôt il fonce sur elle et la consume instantanément. On achète sur Broadway quatre paires de chaussures d’enfant à la fois, tout ce qui est bon pour le corps, intérieur et extérieur, s’achète sans problème. Ce sont des choses vues. »

Ce sont des visions d’écrivain, des visages et des images recomposés pour restituer les grandes lignes du rêve américain. Côté Berg : Beauty est la benjamine d’un jovial entrepreneur (import export de fruits et agrumes) né sur le vieux continent, venu se réchauffer au soleil de Floride il y a si longtemps qu’il ne veut pas en entendre parler, parce que le passé et la douleur se confondent. Beauty démarre dans la vie en étant si vilaine, si petit canard, que son père a mal pour elle, et mal partout, comme si le passé l’avait rattrapé. Alors la vieille Europe toute couturée de ses désastres sera familière à Beauty devenue belle. Côté Carel : Robin, en vrai Américain soucieux d’innocence, s’inquiète quand sa mère plonge dans le puits de ses souvenirs, dans le soutènement des combats confus et terribles qui lui sont propres (et rappellent la densité de souffrance qui traversait Nous sommes éternels). Il sera toujours tourné vers le présent ou l’avenir. Mme Carel, la mère de Robin, est une enfant de la guerre, du chaos européen. Elle a l’âge de Pierrette Fleutiaux. Leurs 30 ans, leur désarroi se ressemblent. Leur nom est pareillement français.

Pierrette Fleutiaux est née en 1941,

cela fait une enfance où la guerre était présente, elle était la grande expérience de mes parents. Mais j’ai peu de souvenirs de la guerre elle-même, j’étais plutôt à la campagne, chez mes grands parents qui avaient une ferme. On voyait des bombardiers passer, il y avait des prisonniers allemands, dont un que j’aimais beaucoup. Ce ne sont pas des choses que j’ai explorées. « 

Robin Carel a ses chaussures mirifiques et son ballon qui rebondit allégrement de page en page. Les filles d’aujourd’hui ont une collection de Barbie. Pierrette Fleutiaux est d’une époque où les enfants n’avaient pas de magasins pour eux, où on avait une poupée unique,  » J’ai eu la dernière à 13 ans « , ou pas du tout,  » on faisait des poupées de maïs « .

Pierrette est un prénom fréquent à la campagne dans les années 40. Elle aurait préféré s’appeler Marguerite ou Lucie, comme ses grands mères. Marguerite ou Lucie Adenis. Fleutiaux est le nom de son premier mari. L’ensemble, imprononçable à l’étranger, est suffisamment curieux pour qu’on  » s’emberlificote «  et lui donne du Fleurette Petiot, c’est arrivé. Pour résumer :

Fleutiaux, c’est français, Pierrette, c’est provincial, parfois, ça m’agace.  » La province ? Eh bien,  » c’est quand même la Creuse. Il n’y a pas d’anonymat, dans les petites villes. C’est très ennuyeux, surtout pour moi qui suis si changeante. On est placé dans une case, et il est difficile d’en sortir. Chaque geste a un sens pour les gens, parce qu’ils vous connaissent. D’autre part, c’est très riche on voit la vie se dérouler sur des générations, et pour un écrivain c’est passionnant. « 

À Guéret, le père de Pierrette Adenis dirige l’école normale d’instituteurs. Sa mère est professeur de sciences naturelles. Au même titre que la fille du préfet, la fille du directeur ne peut pas traverser seule la place centrale, ce serait mal vu. Il n’y pas de musique, pas de disques, il n’y a que des livres. Aucun ne lui est interdit, paradoxe de cette  » enfance assez stricte « . La petite fille profite des vacances de l’école normale pour s’installer dans la grande bibliothèque déserte. Les romans garderont toujours la même fonction, la même nécessité, ceux qui donnent envie d’écrire – et écrire c’est  » arriver à se déployer dans l’obscurité «  -, ceux qui sont  » vastes, larges, puissants « , même courts, qui  » s’affrontent à des forces « , dit Pierrette Fleutiaux quarante ans plus tard, les forces du bien et du mal, si on veut. Comment peut-on ne pas lire de romans, se demande la voyageuse qui avale tout Jennifer Johnston quand elle campe en Irlande (où, par ailleurs, elle va voir la maison de son cher William Butler Yeats). Les romans circulent, un jour on découvre Dirk Bogarde, un autre Jim Harrison.

Pour Pierrette Fleutiaux,  » c’est forcément anti-intégriste, un grand roman « . Elle a été tellement enthousiasmée par les remarques de Milan Kundera sur Salman Rushdie (dans les Testaments trahis) qu’elle a lu à ses élèves ce passage : pour les fondamentalistes, le roman est inadmissible car il est  » un autre univers fondé sur une autre ontologie, un infernum où la vérité unique est sans pouvoir et où la satanique ambiguïté tourne toutes les certitudes en énigmes « . Mais il n’y a pas que les grands romans.

Dès que j’avais un souci, que j’étais mal en point, ma mère me donnait un Agatha Christie qui me sauvait.  » Tout récemment, elle a retrouvé  » cet univers confortable  » avec la série le Chat qui… de Lilian Jackson Braun.  » J’ai toujours un roman policier en cours, Hugues Pagan, admirable, Thierry Jonquet, Daeninckx régulièrement. Je regarde n’importe quoi à la télévision, la série la plus minable il faut que j’aille au bout s’il y a une énigme, c’est la seule chose dans laquelle je peux tomber « . Quoi de mieux que Bruno Crémer en Maigret ?

Il n’y a pas la télévision, à Guéret, et l’écriture va de soi. Pierrette Adenis admire les savants et les écrivains. Elle écrit, très tôt, des histoires de chevaliers et de princesses, et en raconte d’autres au lycée pendant les cours de couture. Écrire est une habitude des femmes de la famille, leurs lettres arrivent régulièrement, qu’elles soient séparées par 5 kilomètres ou un océan. De Limoges (elle est en hypokhâgne), de Poitiers, de Bordeaux, l’étudiante écrit deux fois la semaine chez elle. Elle continue à Paris, quand son père lui envoie finir de préparer l’agrégation.

Sans doute ne sait-elle pas, ni son père, que Tchékhov répétait à Gorki de ne pas rester en province, qu’un écrivain se doit de partir pour la capitale rejoindre ses collègues, les gens de lettres. Pierrette Adenis ne sait pas qu’elle appartiendra à cette société. Pierrette Fleutiaux, professeur au lycée Chaptal, sera à la fois dehors et dedans. Elle adorera découvrir les manuscrits de ses amis, s’envoler pour Saint Pétersbourg avec Sylvie Germain et Patrick Grainville, participer à un atelier d’écriture avec des auteurs sud africains, contribuer à distribuer les bourses du Centre national des lettres, lire des scénarios sous la houlette de Jeanne Moreau au Centre national de la cinématographie.

J’ai envie de me rouler par terre « 

Elle ne risque pas d’oublier le premier cours à la Sorbonne. Elle n’y comprenait rien, elle se sentait (et continuera de se sentir) provinciale.

J’étais très lente. Les autres savaient des tas de choses. Ils avaient une façon de s’exprimer un cynisme apparent, qui me faisaient peur. La province, c’est la retenue, la réserve, la façade, le silence, le secret. « 

Elle ne se souviendra pas en revanche de l’effet que lui fit la lettre des éditions Gallimard qui refusaient son premier roman pour « manque de qualités littéraires. » Elle a 24 ans.

Six ans plus tard, elle est à New York. Elle se lie d’amitié avec un homme plus âgé, qui lui fait découvrir Henri Michaux, lui parle de Kafka. Elle lui montre des morceaux de son journal, un jour il y voit une nouvelle. Comme il a pour ami d’enfance Roger Grenier, aux éditions Gallimard, qui est tout de suite emballé par les textes que Pierrette Fleutiaux lui envoie, ce pourrait être le moment de passer le seuil de la rue Sébastien Bottin, mais ça ne se fait pas, pas encore. Il faudra que dix ans passent. En attendant, arrive le mot que tous les jeunes écrivains rêvent de recevoir. Il dit en substance  » J’aime, je ferai tout pour le faire publier  » il est signé d’Anne Philipe, des éditions Julliard. C’est beaucoup plus qu’un début littéraire, beaucoup plus qu’un apprentissage d’auteur. Anne Philipe devient un soutien et un exemple. On peut donc être une femme, intellectuelle, autonome, pleine de vitalité, à 50 ans ? Pierrette Fleutiaux ne le savait pas :

J’avais 30 ans, je croyais que ma vie était finie. « 

Pourquoi écrivez vous, Pierrette Fleutiaux ?  »

La réponse qui vient d’abord à l’esprit est évidemment celle de Beckett, « Bon qu’à ça », ça me donne des trémolos de rire, j’ai envie de me rouler par terre comme une môme. Deleuze a dit des choses merveilleuses, qu’écrire c’est « être un flux qui se conjugue avec d’autres flux », que l’écriture est « un moyen pour une vie plus que personnelle ». Pour moi, ce que je sens de plus près, c’est : un souffle, un rythme, une respiration. Je respire bien, je ne suis pas malade, si je sens au début d’un livre que je peux continuer que le rythme est dans la phrase.  » C’est ce souffle qui circule dans l’immense espace de Nous sommes éternels, qui attise les bonheurs et les inquiétudes familiales dans Allons-nous être heureux ?

Claire DEVARRIEUX